Julien Binz : une cuisine de « tradition évolutive »

Julien Binz : une cuisine de « tradition évolutive »


Un reportage publié dans La Revue Culinaire n° 955-parue en mai-Juin 2025, éditée depuis 1920, par l’association Les Cuisiniers de France et sur les Nouvelles Gastronomiques. 

Julien Binz, étoilé Michelin, incarne une gastronomie alsacienne raffinée, entre héritage et innovation. Au cœur de son restaurant éponyme à Ammerschwihr, il réinvente les classiques dans une démarche exigeante, sincère, portée par une “tradition évolutive”. Une cuisine de goût, d’émotion et de transmission, ancrée dans un terroir et sublimé.

Formé chez Didier Oudill, chez Philippe Gaertner, Antoine Westermann, Marc Haeberlin, il sera chef à l’auberge d’Artzenheim se faisant repérer comme Jeune Talent Gault Millau. Par le biais d’Émile Jung, il décroche la place de chef de cuisine au Rendez-vous de chasse, hôtel Bristol à Colmar en 2010 et décroche sa première étoile Michelin en 2012. En 2015, il va ouvrir son restaurant éponyme, associé à Sandrine Kauffer-Binz, et chercher pour la seconde fois, une première étoile Michelin, cette fois en son nom propre, en 2017.

Né à Phalsbourg, il grandit dans l’univers rassurant des fourneaux de ses grands-parents boulangers. Les parfums de viennoiseries, de pain chaud, déposent en lui l’idée d’une cuisine nourricière, à la fois ancrée et sensorielle. Sa vocation se précise au fil d’expériences marquantes, notamment dans les Landes chez Didier Oudill, au sein de Pain Adour et Fantaisie, deux étoiles au guide Michelin. Il décroche son premier poste de commis chez Philippe Gaertner aux Armes de France à Ammerschwihr, étoilé Michelin. Il rejoint le Buerehiesel d’Antoine Westermann, comme chef de partie à 21 ans, où il participe, avec fierté, à la quête de la troisième étoile. Puis, Paul Haeberlin, intervient pour le libérer de ses obligations militaires par anticipation et il intègre la belle brigade de l’Auberge de l’Ill, maison mythique alsacienne, alors trois étoiles Michelin, devenant le second de Marc Haeberlin. C’était la grande époque, il en garde de merveilleux souvenir culinaire, d’ambiance familiale et de bienveillance, qu’il aura envie de transposer, une fois chez lui. Il va explorer d’autres registres dont l’Auberge d’Artzenheim, qui lui permet d’être repéré par le Gault&Millau, qui le nomme Jeune talent. Il enchaine les trophées du guide jaune ; L’Espoir, l’Innovation et les Techniques d’Excellence, ainsi qu’une dotation pour ouvrir son propre établissement, c’est dire si le guide mise sur son avenir prometteur.

Une signature en deux actes

Chaque plat est conçu comme un diptyque, une narration en deux temps. Julien Binz articule sa cuisine autour d’un esprit de synthèse : tradition d’un côté, projection innovante de l’autre. Ainsi, chaque produit est décliné, analysé, sublimé. « Les plats comme le foie gras, le pigeonneau d’Alsace, le filet de bœuf charolais ou les escargots sont présentés en deux versions complémentaires », précise le chef, « soit en deux préparations, voire en deux services. J’ai envie de conjuguer ancrage et créativité. Il ne s’agit jamais de déstructurer le produit, mais de le magnifier dans toute sa profondeur, en déployant des techniques précises, souvent discrètes, mais toujours au service de la gourmandise ». À la carte du restaurant Julien Binz, chaque plat est pensé avec une déclinaison structurelle d’un ingrédient, d’une variation maîtrisée de textures, de températures et de densité aromatique. Julien Binz veille au tempo du repas avec une grande précision, orchestrant les enchaînements, les relances, les silences. L’art du rythme, en cuisine comme en salle, participe à la signature de la maison. Son arrivée en salle en début et en fin de repas pour présenter les amuse-bouches et les mignardises, permet dans un premier temps de saluer tous les convives et de finaliser leur repas pour s’enquérir d’une expérience réussie.  Les accords mets/vins sont travaillés avec pertinence, la carte ayant été récompensée du Grand prix de la sommellerie Michelin 2022. Ses rubriques bien structurées, mettent en avant les vins du village, et les vins de saison en harmonie avec la cuisine du chef. « Chaque plat peut donner lieu à un dialogue entre la cuisine et la cave, dans une recherche d’harmonie plus que d’éclat », précise le chef.  « À la base de tout : le produit. Les escargots proviennent de la ferme des Prés aux colimaçons à Lapoutroie, le pigeonneau d’Alsace de chez Théo Kieffer, la truite de François Guidat à Orbey, les asperges de la ferme Clarisse, les viandes par la maison Herrscher ou Jauss ». Le pain est élaboré avec la boulangerie du village dans une belle collaboration qui sublime la recette du chef du pain Binzel, -néologisme entre Binz et bretzel-, déclinée la célèbre pate briochée salée alsacienne. C’est ce dialogue discret, qui nourrit la carte autant que la création.

les escargots vers terroir/ tradition de Julien Binz ©Weiss

Entre tradition et innovation

Ses assiettes racontent une histoire en deux chapitres. « Chaque plat dévoile un produit mis en lumière à travers deux versions, comme un dialogue entre l’héritage culinaire alsacien et la projection vers une gastronomie de demain ». « Le foie gras, par exemple, est d’abord proposé en ravioles, accompagné d’une variation autour de l’oignon (purée, frit, glacé), nappé d’une sauce Périgueux au jus de veau et truffe. Puis, la tradition s’anoblit avec l’escalope poêlée érigée dans une émulsion beurrée au jus de truffes, surmontée d’un voile de gelée noire, soulignée par des salsifis en biseaux, légèrement croquants. Le pigeonneau d’Alsace, de chez Théo Kieffer, est traité avec la même rigueur : la poitrine est dorée à souhait, tandis que la cuisse, croustillante, se trempe dans une mayonnaise aérienne à l’ail noir fermenté. Ce dernier, superaliment doux et digeste, agit ici comme un fil conducteur, entre les textures et les sensations ».

Les escargots en tartelette version contemporaine ©Sandrine Kauffer

Même traitement pour le filet de bœuf charolais : le premier service le présente façon pastrami, tranché finement, accompagné des traditionnels légumes d’un pot-au-feu et d’un consommé de bœuf sur lequel on râpe un caviar déshydraté. Le second service associe le filet rôti au barbecue à des spirales de pommes de terre garnies de caviar Osciètre Kaviari, escorté d’un sabayon fumé soyeux et généreux, clin d’œil à la béarnaise. Quant aux escargots à l’alsacienne, ils se déclinent en tartelette croustillante au fenouil confit et jus de persil, puis en cromesquis à l’ail doux et salpicon de champignons. L’escargot, totem alsacien, se modernise sans perdre son âme.

La truite « Sakura » se révèle être tout un poème, un lien entre l’Alsace et le Japon. Le chef, amoureux de la nature, posant son regard bienveillant sur les bourgeonnements et les premières floraisons, s’est laissé charmer par la beauté du renouveau, rosé et d’une blancheur immaculée. Les Cognassiers du Japon d’Alsace sont très inspirants dans leurs tonalités déclinées du rose pâle au rouge betterave. La truite de la pisciculture Guidat à Orbey, est préparée en deux façons ; l’une avec les marqueurs Alsace (truite de chez François Guidat, raifort et betterave) et l’autre, des marqueurs nippons (algues nori, radis daikon). En visuel, un jardin printanier en fleurs et une fleur saumonée, marbrée d’algues de nori. La délicatesse des fleurs de radis daikon en bouquet avec les pétales de betterave, sont d’un esthétisme raffiné. La puissance de la truite saumonée en deux préparations, fumée et en gravelax est mise en scène de manière florale, d’où le surnom de truite Sakura. C’est dans la sérénité du dressage, l’équilibre des énergies et l’inspiration zen que s’exprime l’empreinte du Soleil Levant. Le chef conseille de commencer la dégustation par la rosace de truite fumée enveloppée d’algues nori, puis celle en gravelax.

La truite sakura de Julien Binz

Les asperges en deux services, sont le reflet d’une cuisine qui fait la part belle au terroir, entre tradition et innovation. Les agrumes, alliés de la cuisine du chef, mettent en exergue une belle acidité. Les asperges de la ferme Clarisse à Sigolsheim, sont déclinées vertes, blanches, crues, cuites et en « trompe l’œil ». L’asperge blanche en trompe l’œil, au beurre blanc, est agrémentée de condiments aux agrumes très parfumés. Elle fait la part belle à l’Alsace, traditionnelle garnie de fromage blanc aux herbes, dans l’évocation d’un bibeleskaes. L’asperge verte, est anoblie de caviar, fine craquante recouverte de feuille d’or. La tradition et l’innovation en juxtaposition. Au centre pour les réunir, un beurre blanc orange-vanille.

Les asperges en trompe l’oeil de Julien Binz ©Sandrine Kauffer

Le repas note à note avec Hervé This

Sollicité par Hervé This pour participer à une première mondiale, Julien Binz a réalisé un menu 100% note à note, dégusté lors d’un diner conférence, animé par le physico-chimiste. « J’ai accepté de relever le défi d’une cuisine d’avant-garde, dont le concept repose sur l’utilisation de composés purs en poudre pour créer des plats sans ingrédients bruts. Pour les aromatiques, des flacons « évocation » sont manipulés à bon escient. C’est une cuisine déstabilisante, pour les convives et pour les cuisiniers ! », reconnait le Maitre Cuisinier de France. Il a conçu un œuf au plat, dont le jaune était une évocation de céleri et de foin, ou encore un sorbet à la betterave sans betterave. Cette démarche, qui conjugue science et art culinaire, s’inscrit dans une réflexion sur l’alimentation du futur, à l’heure des enjeux alimentaires planétaires. Plus qu’une curiosité, la cuisine note à note pose des bases sérieuses : adaptation aux allergies, contrôle des nutriments, réduction du gaspillage. En 2022, Julien Binz a également organisé le premier stage de cuisine note à note, animé par Hervé This, alliant cours théorique et démonstration culinaire. Encore une première.

Conférence-démonstration d’Hervé This dans la cuisine du restaurant Julien Binz ©SandrineKauffer

Inauguration de la nouvelle cuisine

« Une cuisine, c’est bien plus qu’un lieu de travail. C’est le cœur battant du restaurant, un espace où chaque détail compte, où chaque outil, chaque surface inspirent la créativité et la précision », mentionne le chef. Sa nouvelle cuisine est fonctionnelle, ergonomique et très pratique pour gagner du temps et surtout du confort au quotidien. Un investissement de 500 000 euros a permis de repenser entièrement l’espace, de passer à l’induction, avec des planchas intégrées, un plafond filtrant. Les flux et l’ergonomie des postes sont au cœur du projet, tout comme La table du chef devient l’épicentre de l’établissement.

Un écrin au quotidien

La salle Fragonard, puise son nom dans le tableau la Fontaine d’amour déployé sur un triptyque d’envergure, portant l’identité visuelle du restaurant. Jeux de noirs profonds laqués, sublimés de dorures martelées, pampilles scintillantes, miroir style Napoléon, angelots, ou encore cet arbre de vie stylisé, qui trône au centre, sur la console de salle, sur son piédestal. La dizaine de tables, offrant une capacité de 35 couverts, possède sa propre décoration, dont la reine, la rose éternelle numérotée de la Maison Daum. Une robe de service, en dentelle, a été créée sur mesure par la styliste Franca Grillo, prolongeant l’harmonie visuelle du décor, jusque dans la gestuelle du service.

 

Le salon Empire, plus intimiste, reçoit de 2 à 12 convives, qui admirent un autre triptyque “Réminiscence” de l’artiste  JoVe, qui se décline en trois tableaux de 35 kg chacun, composé d’ardoises et de feuille d’or, évoquant un coucher de soleil sur les collines d’Ammerschwihr. A la réception se répondent deux sculptures « Identité » immortalisant leurs empreintes digitales dans le marbre noir intense de Golzinne de Belgique, marié à la feuille d’or pour un effet des plus chic. Ces œuvres signent une esthétique, mais aussi une philosophie. Elles sont pensées en résonance avec l’histoire personnelle de Sandrine et Julien Binz, et incarnent leur duo. Elles participent à l’âme du restaurant et symbolisent l’union et leur chemin parcouru ensemble.

Transmettre, c’est former à la technique, au savoir-faire et au savoir-être, mais aussi porter un regard sur le métier, la vie, une exigence, une sensibilité, des valeurs avec bienveillance « Mais, transmettre, c’est aussi éveiller à la beauté, aux arts et à la culture que la maison Binz fait entrer en son sein pendant les services », à l’instar des diners 4 mains, autour du vin, musicaux, d’évènementiels, qui sont autant de moment de cohésion et d’apprentissage. Le chef montre l’exemple en sortant de sa zone de confort, mais seulement lors de la fermeture de son établissement. Pour ne jamais courir deux lièvres à la fois. C’est inviter chacun à contribuer, à s’élever, à se reconnaître dans un projet plus vaste que soi. Voilà la vision portée, chaque jour, par la maison Julien Binz.

 

Par Sandrine Kauffer

Un reportage à retrouver dans l’article publiée dans La Revue Culinaire n° 955 -parue en mai-juin 2025. Editée depuis 1920, c’est la revue  de l’association Les Cuisiniers de France. 100 ans d’histoire y sont méticuleusement consignés et archivés. Cette revue bi mensuelle légendaire se consacre à l’activité des métiers de bouche, de ses acteurs talentueux, et de notre belle profession. J’ai l’honneur d’y apporter ma contribution depuis Novembre 2024.