Julien Binz dans le journal Libération

Julien Binz dans le journal Libération


«Note à note», entrée, plat, dessert et chimie Par Pierre Carrey, Photos Pascal Bastien. Divergence 22 février 2018

«Libération» a testé le premier repas d’un chef converti à la cuisine «note à note». Pour tout ingrédient : des poudres, des parfums de synthèse et beaucoup d’imagination.

Sans pomme à l’huile, la harangue sort : «Chefs cuisiniers français, c’est à vous de vous emparer de la cuisine « note à note ». Il y a trente ans, vous étiez passés à côté de la cuisine moléculaire et c’est ainsi que la clientèle internationale est partie bouffer chez des chefs espagnols…» Hervé This, professeur à l’institut AgroParisTech (ex-Inra), était remonté en diable, mercredi soir, pour un grand dîner expérimental en Alsace.

Photo Pascal Bastien. Divergence pour Libération
Photo Pascal Bastien. Divergence pour Libération

Le chimiste a inventé l’un et l’autre. D’abord le moléculaire (en 1988), qui n’est plus à la mode mais qui a laissé quelques trouvailles à la carte des restos, comme l’œuf basse température et la manie pschitt-pschitt des siphons – espumas et émulsions. Puis la «note à note» (en 1998), qui prolonge et dépasse le moléculaire. «La cuisine du futur», affirme This. Sans viande, sans poisson, sans légume. On prépare son repas avec différents composés chimiques : certains apportent de la consistance ou de la couleur, d’autres de la saveur, d’autres encore du goût (des parfums de synthèse) ou des micronutriments (vitamines). Sur le papier, c’est toute la cuisine qui fait peur, de la nourriture en poudre et en flacon. Le chimiste précise toutefois que la «gastronomie « note à note »» n’est pas chère et écolo, sans danger pour le corps et sans limite pour un artiste des fourneaux qui peut imaginer des plats aujourd’hui inconnus et impossibles.

Et si on essayait ? Julien Binz, chef une étoile à Ammerschwihr (Haut- Rhin), s’est prêté pour la première fois en France à la création d’un repas en six services, chez lui, mercredi soir. Une épreuve sans filet pour une trentaine de clients et d’amis, à laquelle Libé a participé. Hormis les vins, références sûres de sa région, le chef a tout réinventé, de l’entrée au dessert, avec plus ou moins de culot et de succès.

Photo Pascal Bastien. Divergence pour Libération
Photo Pascal Bastien. Divergence pour Libération

Voluptueuse

Sorbet (évocation betterave), nuage (évocation amande-cerise)

Nouvelle langue, nouvel alphabet. Il a fallu presque tout réapprendre
pour Julien Binz, 46 ans dont vingt aux fourneaux, qui a poussé loin le vice du 100 % note à note. En 2009, Pierre Gagnaire avait tâtonné six mois, toujours partant pour avaler un nouvel idiome, avant de livrer aux journalistes du New York Times un menu façon Hervé This. De son côté, l’Italien Andrea Camastra, autre précurseur, une étoile au Michelin, installé à Varsovie en Pologne, s’autorise des bouts de cuisine conventionnelle dans ses mixtures note à note, petites pluches de légumes ou rasades de laitages. Comme s’il était impossible, pour l’instant, de basculer en totalité. Mais après deux mois de tentative, Binz entend «jouer le jeu à fond».

Il commence fort dès l’entrée, changeant le convive en détective : on soupçonne une présence de truffe au milieu de cette fausse betterave, un arôme planqué dans une pièce secrète. Mais où ? Dans le nuage qui donne au plat son étoffe de rêves ? Non. Cette émulsion de protéines de lait contient une molécule de benzaldéhyde, parfum rebaptisé «amerise», l’une des 24 senteurs de synthèse à usage alimentaire que la société française Iqemusu vend aux cuisiniers, sous forme de flacons. Pour certains, «amerise» rappelle l’amande, pour d’autres la cerise. D’où son nom. Sous le nuage, Julien Binz déconstruit et reconstruit la betterave : en sorbet ou en petits cubes frais. Chaque préparation renferme de la cellulose de betterave (les fibres, qui apportent de la consistance) mais pas le goût. Le chef dégaine alors un flacon d’Iqemusu encore à l’état de prototype, des gouttes qui font penser à la betterave ou au chou – les deux végétaux ont quelques points communs. Magie des parfums qui se répondent : une note de truffe germe de ces mélanges.

Fondante

Protéine végétale de pois, fumée, cellulose carotte, voile de gelée (évocation poulet rôti), émulsion (évocation champignons-sous- bois)

De la viande sans viande ? Le menu se complique. Pour sa pièce de résistance, le chef s’est coltiné de la protéine, d’origine végétale. «Ce n’est pas une rencontre très heureuse, j’ai eu beaucoup de mal à masquer le goût persistant de pois cassé», confesse-t-il. Sa pâte épaisse, en forme de donut ou de savarin, est en effet à base de poudre de protéine de pois. Il reste une sensation farineuse en bouche et une pointe âcre tenace. Le chef a cherché tous les camouflages possibles. Pas d’épices ni d’herbes, puisque le note à note interdit ces emprunts magiques. A la place, ce sera une fiole de fumé (avantage : cela ne dégage aucun composé toxique, contrairement aux barbecues qui produisent le «vrai» fumé). Au milieu du plat, une intuition de poulet rôti. Le goût provient d’un voile orangé (eau et glutamate gélifiés) qui coiffe le donut. L’ambiance champignons et sous-bois se déploie grâce à une émulsion. Le chef Julien Binz, pas hyperconvaincu : «On n’est pas dans les standards esthétiques et gustatifs que je sers chaque jour à la carte du restaurant. Pour le note à note, nous en sommes encore au stade expérimental.» A l’évidence, il faudra plusieurs années pour mettre au point une recette renversante avec de la poudre de pois. Un bon siècle, comme pour les préparations de «vrai» poulet rôti, testées dans tous les sens et couchées sur papier ? Pour le chimiste Hervé This, il faut s’y mettre de toute urgence : «Si l’on ne change pas de modèle alimentaire, nous aurons vers 2050 une guerre mondiale pour l’accès à la nourriture, tout particulièrement l’accès aux protéines.»

Crémeuse

Blanc d’œuf réhydraté (évocation riz grillé), gel (fenugrec-curry) jaune (foin-céleri), émulsion grillée, croustillant de fécule

Pourquoi pas un œuf bleu ciel, une teinte qui n’existe pas pour un aliment naturel ? Pourquoi pas des hybridations complètement cinglées de goûts ? Julien Binz l’a jouée classique avec son œuf au plat revisité : un blanc couleur blanche, un jaune couleur jaune, un nombre contenu de saveurs – curry, foin-céleri, torréfié, qui correspondent à trois flacons distincts. A titre  d’essai, ce trompe-l’œil a été servi dimanche à une cliente allergique au lactose. Puis remis en selle mercredi soir pour le dîner 100 % note à note, après une fausse brouillade d’œuf à la fausse truffe – qui dérivait vers des fragrances plus complexes que la truffe noire habituelle, un soupçon de tourbe, comme dans un whisky. Bref, ce n’était «que» un œuf au plat, quand les candidats au concours annuel de cuisine note à note partent en toupie sur des aliments qui ne ressemblent à rien de ce qu’on connaît, dans la forme, la texture et l’odeur. Oui, mais voilà : Binz a cuisiné pour un vrai service, l’esprit resto plus que labo, toujours guidé par son histoire : «Je voulais conserver des goûts francs, originaux mais pas trop déroutants. J’ai encore en mémoire le parfum de pain chaud de mon grand-père boulanger, la pâte à kouglof extraordinaire de ma grand-mère… Même dans la cuisine note à note, je ne peux pas couper toutes mes racines.» Le manque de dinguerie donne de la crédibilité à cette opération. Comme si c’était une première étape dans la diffusion de cette nouvelle cuisine, un signal à tous ces chefs qui aiment s’amuser sans pour autant se retrouver à faire des tournedos de phosphine sur la planète Saturne.

 

Moelleuse

Macaron (évocation concombre-pin)

Le repas s’achève sur des mignardises du XXIIe siècle. Dont ce macaron né par hasard, comme beaucoup de bonnes choses en cuisine : Julien Binz penchait au départ pour une bouchée qui embaume le pin, très fraîche, quand il eut l’idée d’y associer un de ses amuse-bouches au concombre. Le fruit de leur union est un arrière-goût d’iode. Le plus créatif reste cependant la pâte, qui se dissout quasiment au contact de la langue. Le secret de ce macaron évanescent : il s’agit en réalité d’une meringue (protéine de blanc d’œuf, sucre, eau, gomme xanthane), non pas cuite au four mais passée 24 heures au déshydrateur. Mais voici l’heure des questions dans la salle :«Où est la notion de terroirs et de saisons ?» «Où est le principe vital de la nourriture ?» «Derrière le goût de poulet, il y a l’idée du poulet qu’on a chassé.» Hervé This répond avec sa gourmandise provoc : «Ce qui compte, c’est que le repas me plaise et que je le partage entre amis. Le reste n’est que fétichisme.» Le chercheur pense que la population se convertira tôt ou tard au note à note, malgré les freins et les frousses, comme elle a naguère accepté de manger ce tubercule rapporté d’Amérique et qui se débite aujourd’hui en tonnes de frites et purée… Entre deux feux, Julien Binz sourit. Ses confrères cuistots qui ont festoyé d’un mélange d’amour, d’art et de cosinus, son producteur de vin et son fabricant de fromage, des Alsaciens «ouverts dans les limites», le félicitent à tour de rôle : «C’était courageux de ta part.» Chacun s’en repart amusé ou perplexe, fier comme un cobaye, la tête remplie aussi bien que le ventre.

@relire dans Liberation